Olivier Ledru, avocat au barreau de Paris

29Mar

“Sampling” – Pour qu’il y ait contrefaçon, l’extrait repris doit constituer un élément caractéristique dont l’œuvre première tirait son originalité.

Cour de cassation – 1ère Chambre civile, 8 février 2023 – n° 21-24.980

Les deux artistes constituant le groupe The Dø sont auteurs, compositeurs et interprètes de la chanson intitulée “The bridge is broken” produite par la société Get Down (album “A mouthful”, 2008).

En 2015, un autre artiste a publié l’enregistrement phonographique d’une œuvre intitulée “Goodbye” qui, selon les membres du groupe The Dø et leur producteur, utilisait, en la reprenant sous forme de “gimmick”, un extrait de l’œuvre “The bridge is broken” (l’extrait était notamment constitué d’un accord résultant d’un accident d’interprétation ou de justesse).

Ils ont engagé une action en contrefaçon de leurs droits d’auteur et de leurs droits voisins d’artistes interprètes et de producteurs de phonogramme.

Sur ces deux fondements, leurs demandes ont été rejetées par la Cour d‘appel (CA Paris, Pôle 5 chambre 2, 10 septembre 2021).

– Sur la contrefaçon des droits d’auteur :

Constitue un acte de contrefaçon de droit d’auteur la reproduction d’éléments caractéristiques dont l’œuvre tire son originalité.

Le préalable à toute action en contrefaçon est donc l’existence d’une œuvre originale.

En l’espèce, l’originalité de l’œuvre “The bridge is broken” prise dans son ensemble n’était pas contestée.

Pourtant l’originalité de l’œuvre prise dans son ensemble ne suffit pas, encore faut-il, selon la Cour d’appel, que l’extrait dont la reprise est reprochée constitue, en lui-même, « un élément déterminant » permettant de caractériser « la personnalité de l’auteur » et qu’il participe donc de « l’originalité de l’œuvre première prise en son ensemble ».

Les membres du groupe The Do produisaient aux débats un avis technique selon lequel :

  • L’extrait litigieux était constitué « d’une suite de douze notes articulées selon une métrique propre, exposée une première fois dans l’introduction de l’œuvre, puis au sein de chacun des quatre couplets de ladite œuvre »;
  • Cet extrait était « bien identifiable et mémorisable » et participait de « la structure harmonique de l’œuvre » ;
  • « La récurrence de ce motif tout au long de celle-ci en faisait une ritournelle instrumentale et partant un élément de composition caractéristique de l’œuvre »;
  • La combinaison de ces différents éléments, fussent-ils dépourvus de protection pris isolément, participait de l’originalité de l’œuvre.

 

La Cour d’appel a pourtant écarté la contrefaçon des droits d’auteur après avoir estimé que l’extrait litigieux ne constituait pas un élément caractéristique dont l’œuvre “The bridge is broken” tirait son originalité.

Pour arriver à cette conclusion, la Cour d’appel soulignait les points suivants :

  • L’accord litigieux, comportant un « accident d’interprétation » figurait uniquement en introduction de l’œuvre et n’était pas repris dans les couplets ; il était ensuite joué de manière plaquée et intégrée à une suite d’accords ;
  • Selon un rapport technique établi par la SACEM, la durée de la première mesure de l’œuvre “The bridge is broken”, dans laquelle s’inscrivait l’extrait litigieux est de « moins de deux secondes » ;
  • Selon un rapport établi à la demande des défendeurs, les deux chansons bénéficiaient d’une similitude « n’excédant pas une seconde environ »;
  • L’extrait litigieux était un « accompagnement d’instrument » et « aucunement une partie soliste ».

 

– Sur la contrefaçon des droits voisins :

Les membres du groupe The Dø produisaient notamment une analyse comparative réalisée par la SACEM et de laquelle il résultait que :

  • A l’écoute de la première mesure de l’œuvre “The bridge is broken”, et de la mesure jouée à 0’04’’ de l’œuvre “Goodbye”, « les mélodies [étaient] en tous points identiques » ;
  • « L’utilisation d’un même enchaînement mélodique, d’une même tessiture et d’une même tonalité de Sol# mineur »;
  • « Une même utilisation de « ghost notes » jouée exactement sur les mêmes notes » et « une même attaque de ces « ghost notes » »,
  • Toutes ces particularités se retrouvaient « à l’identique » dans les deux fragments analysés ;
  • « Le caractère faux de l’accord arpégé observé dans le fragment « The bridge is broken » se retrouvait à l’identique dans le fragment « Goodbye ».

 

Malgré cette analyse comparative, la cour d’appel a retenu que la reprise par l’enregistrement “Goodbye” d’un « sample », extrait de l’enregistrement de “The bridge is broken”, n’était pas établie et elle a en conséquence écarté l’atteinte aux droits du producteur de phonogramme et aux droits d’artiste-interprète.

Sur les deux points, droits d’auteur et droits voisins, la Cour de cassation a estimé que c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation de la valeur et de la portée de l’ensemble des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis que la Cour d’appel, qui n’était liée ni par l’avis non contradictoire de la SACEM, ni par l’avis technique produit par les demandeurs, a estimé qu’il n’était pas établi que l’œuvre “Goodbye” avait repris et incorporé un extrait de l’enregistrement de l’œuvre “The bridge is broken”.

Cet arrêt interroge la méthode dite « sampling » qui consiste à reproduire un extrait d’un morceau préexistant pour l’intégrer dans une œuvre nouvelle, par exemple sous forme de loop.

L’arrêt Pelham rendu à (CJUE 29 juill. 2019, aff. C-476/17, Pelham et a. c. R. Hütter, D. 2019. 1742) avait consacré, propos de la reprise d’un « sample » du groupe kraftwerk, le droit du producteur d’un phonogramme à « s’opposer à l’utilisation par un tiers d’un échantillon sonore, même très bref, de son phonogramme aux fins de l’inclusion de cet échantillon dans un autre phonogramme, à moins que cet échantillon n’y soit inclus sous une forme modifiée et non reconnaissable à l’écoute ».

L’utilisation, sous une forme modifiée et non reconnaissable à l’écoute, d’un échantillon sonore prélevé d’un phonogramme ne constitue donc pas une atteinte aux droits voisins et ce même en l’absence d’une autorisation préalable du producteur.

Dans l’espèce commentée ici, le caractère reconnaissable de l’extrait ne semble pas contesté mais la Cour insiste, concernant le droit d’auteur, sur la brièveté de l’extrait utilisé et sur sa nature, à savoir qu’il ne constitue pas « un élément caractéristique dont l’œuvre “The bridge is broken” tirait son originalité ».

Les juridictions tendent ici à rechercher un équilibre entre la protection des droits d’auteur sur l’œuvre préexistante et le droit de création de l’auteur de l’œuvre « citante » en faisant application de la méthode de la « balance des intérêts » qui consiste à rechercher quel droit mérite le plus d’être protégé : le droit d’auteur ou la liberté de création.

Ainsi, en matière de photographie, la Cour de cassation a pu faire primer le droit de création sur le droit d’auteur (Cour de cassation 1ère civ. 15 mai 2015 : « les droits sur des œuvres arguées de contrefaçon ne sauraient, faute d’intérêt supérieur, l’emporter sur ceux des œuvres dont celles-ci sont dérivées, sauf à méconnaître le droit à la protection des droits d’autrui en matière de création artistique ».